Innovation et éthique : quand un enseignant dérape

Innovation et éthique : quand un enseignant dérape

Au-delà de relever la provocation inconvenante et suffisante que cette tribune de Philippe Silberzahn représente (Rapport de Cédric Villani sur l'Intelligence Artificielle : « demander à quelqu'un d'intelligent d'écrire un rapport idiot » ose-t-il écrire) je dénonce sa vision dogmatique, aguicheuse et faussement moderne de l'innovation...

 

 

Rapport-Villani-IA

 

Je ne peux ici me positionner par rapport au rapport Villani que je n'ai pas encore lu. Je réagis plutôt à deux éléments de la tribune de Philippe Silberzahn sur le sujet : sa vision de l'innovation et son approche de l'éthique associée.

Sur le premier point, l'auteur affirme : « quand on regarde l'histoire de l'innovation, le sens a toujours été donné a posteriori ». Il considère ainsi qu'il est « difficile, voire impossible, de penser les ruptures [engendrées par l'innovation] avant qu'elles ne se produisent ». Léonard de Vinci et Steve Jobs doivent s'en être retournés dans leur tombe... C'est tout bonnement nier le caractère visionnaire des travaux de ceux qui travaillent ou ont travaillé à penser et inventer demain.

Il est vrai que la mode est aujourd'hui à l'improvisation et l'auteur succombe trop facilement à ce phénomène. En effet, si hier on commençait par dessiner l'avenir aussi précisément que possible puis l'on mettait tout en œuvre pour parvenir à cette cible, on prône plus volontiers de nos jours les vertus de l'expérimentation. On incite ainsi dorénavant les startuppers à se lancer coûte que coûte puis, au gré de leur expérience du marché, modifier cibles et / ou offre. On appelle cela « pivoter ». C'est à l'évidence une grande force car on leur inculque ce qui manquait à l'ancienne approche : l'agilité. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils doivent s'interdire d'être visionnaires ! Oui, l'innovation réussie impose une vision a priori. Philippe Silberzahn ose asséner : « les applications d'une nouvelle technologie sont impossibles à anticiper ». La modestie aurait au minimum imposé d'adoucir cette sentence en ajoutant le déterminant « toutes » à « les applications ».

L'innovateur dispose avant tout d'une vision de l'élan qu'il va impulser et non pas de l'exhaustivité des mises en pratique qu'il induira, à l'évidence. Il ne faut pas confondre le visionnaire avec les faiseurs. L'un innove, les autres, dont lui-même potentiellement, tirent parti de l'innovation. Si aujourd'hui Philippe Silberzahn peut être lu sur un smartphone il doit en remercier Tim Berners-Lee, Steve Jobs et leurs équipes.

Enfin, pour en terminer sur le premier point, il faut souligner également la confusion faite par Philippe Silberzahn en matière d'innovation et marketing. Il argumente sa position en prenant comme exemple une étude de marché conduite par McKinsey en 1989 et qui aurait conclu que le potentiel de la téléphonie mobile était nul. Il confond cette fois l'innovation et les moyens à mettre en œuvre afin de parvenir à son utilisation. Dans le but d'adresser un marché on peut se borner à répondre à une demande ou plutôt chercher à susciter voire créer un besoin. Dans le second cas il est inutile de demander au marché son avis. Si le consommateur était un innovateur cela se saurait ! Son pouvoir d'abstraction est quasi nul. C'est ignorer le marketing que de se servir ainsi d'une étude de marché... Et pourtant, dans le début des années 90, les chercheurs de France Télécom me faisaient la démonstration du visionnage d'un film, sans fil et sur un terminal qui ressemblait étrangement aux smartphones actuels...

Le second point qui me fait réagir est bien plus grave. Philippe Silberzahn dénonce dans la seconde partie de sa tribune la volonté du rapport Villani de vouloir introduire une dimension éthique dans ses réflexions et conclusions. Ainsi il n'hésite pas à justifier sa critique en considérant qu'en matière d'intelligence artificielle les objectifs business devraient l'emporter sur la dimension éthique (!) au risque, sinon, de laisser Chinois et Américains remporter les marchés associés... Il ne craint pas de se contredire après avoir affirmé plus haut dans son texte que « l'utilisation de Facebook en révèle les dangers pour la vie privée »... Pour se défendre Marc Zuckerberg vient d'imaginer benoitement au cours de son audition par le sénat américain que la loi européenne de protection des données était certainement une bonne chose... Et oui, si l'on avait réfléchi un peu plus et mieux en amont on aurait évidemment pointé du doigt les risques de dérive de l'utilisation des données personnelles. Avant 2000 des journalistes m'interviewaient déjà sur les risques qu'Internet en général représentait en termes d'atteintes potentielles à la vie privée. Mais il était tellement plus sympathique et agréable de considérer les promesses financières des nouveaux entrants que de réfléchir à leurs potentielles dérives !... Philippe Silberzahn s'est-il posé la question de savoir qui de nos jours diffuse le savoir ? Lui, en sa qualité d'enseignant à l'EM Lyon, ou Google qui en maîtrise aujourd'hui totalement l'accès ?

L'éthique est et doit être indissociable de toute démarche liée à l'innovation. Et, si je dois être en accord avec lui sur un point, c'est qu'elle doit l'être dès l'émergence de l'innovation mais également tout au long du processus de son implantation et de son utilisation pour en permanence veiller à mettre en lumière ses dérives potentielles. Mais pour avoir la vision de cet équilibre encore faut-il être un tant soit peu humaniste...

Quoi qu'il en soit la tribune de Philippe Silberzahn aura au moins eu un intérêt : m'inciter à lire le rapport Villani ! Qu'il en soit remercié.

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