Carrefour visiblement désemparée

Carrefour visiblement désemparée

Carrefour vient d'annoncer son plan de transformation et sa stratégie digitale pour les 5 prochaines années. Sur la base des informations diffusées on peut craindre que les décisions soient davantage élaborées en réaction à la situation qu'attachées à une réelle vision d'un modèle novateur pourtant seule solution crédible pour rétablir le Groupe. Cela rappelle étrangement la stratégie de la FNAC lorsqu'au milieu des années 90 Amazon annonce son débarquement en France...

 

bouée carrefour

À l’évidence le monde de la Distribution est en ébullition. Le bouleversement attitudinal et comportemental des consommateurs balaye la pertinence des modèles classiques mis en place par les distributeurs, relayant ces derniers au rang de simples logisticiens. Ils ont fortement perdu de leur valeur à partir du moment où leur offre est rendue accessible en permanence, via la dématérialisation de sa présentation, et proposée pour ainsi dire aux mêmes conditions par l’ensemble des enseignes. Dans un monde où l’on ne se différencie ni par son offre produits ni par le prix, c’est le service qui fait la différence. Cela fait plus de 20 ans qu’Amazon l’a bien compris et que son logo en sourit…

Combler son retard ?

Carrefour accuse un retard flagrant qu’il est bien entendu urgent de combler. Le virage digital a été mal négocié. Le rachat de Rueducommerce en est une parfaite illustration. Inutile et destructeur. Inutile car Carrefour n’aura pas su tirer parti de l’extraordinaire expérience digitale et organisationnelle du pure player. Destructeur à double titre. Carrefour a asphyxié son concurrent en croyant l’intégrer et s’est pourtant reposée sur lui pour asseoir sa stratégie au travers d’une vision tronquée à l’e-commerce.

Quant au Drive, c’est E.Leclerc qui a remporté le marché grâce à sa formidable capacité de déploiement liée à sa gouvernance et son organisation atomisées. Chaque Adhérent E.Leclerc participe à bâtir le modèle cible, décuplant sa vitesse de propagation. Carrefour annonce maintenant l’ouverture de 178 Drives supplémentaires. Ils n’auront aucune incidence en termes de positionnement ou de résultats s’ils ne s’accompagnent pas de la nécessaire réinvention du modèle de la Grande Distribution. Les récentes annonces incluent aussi l’ouverture de magasins de proximité mais il s’agit là encore d’une simple course après les concurrents déjà bien implantés en centres villes.

Enfin, en matière de marketing, l’annonce d’un arbitrage des investissements en faveur du digital ne fait qu’enfoncer une porte que bien d’autres entreprises ont pulvérisé il y a bien longtemps. Elles ont largement investi dans une approche personnalisée des messages publicitaires. Mais il est vrai que l’effort à consentir en matière d’évolution culturelle est d’autant plus difficile pour les entreprises de Grande Distribution qu’elles ont développé voilà 70 ans un modèle de consommation de masse.

Si l’on se fie donc aux seules informations publiées - qui ont pourtant fait immédiatement progressé le cours de l’action (!) - Carrefour aura rattrapé dans 5 ans son retard digital mesuré à date… pendant que ses concurrents auront, ont leur fait confiance, largement progressé… Rien qu’en le disant on comprend que le plan de « transformation » se limite à reporter dans 5 ans la situation actuelle

Contrer Amazon ?

Il n’est pas une journée sans qu’un collaborateur d’une enseigne de Grande Distribution ne publie sur les réseaux sociaux professionnels une information à propos d’Amazon, témoignage d’une fébrilité manifeste. On commence à lire également des posts au sujet d’Alibaba, l’autre géant qui va venir perturber un marché déjà pas mal bousculé. Il pourrait être amusant de constater l’effervescence au sein des Enseignes de Grande Distribution suite à l’entrée d’Amazon sur le marché de l’alimentaire si elle ne rappelait pas celle de la FNAC lorsque la 1ère librairie digitale mondiale s’implantait dans l’hexagone. L’objectif était à l’époque de contrecarrer les ambitions de l’e-commerçant américain en copiant son modèle mais en oubliant un petit point de détail : les centaines de magasins dont la FNAC était propriétaire, qui aurait dû peser lourd dans le combat mais qui ont au final souffert de la nouvelle stratégie.

Ces deux « nouveaux » entrants ont de quoi inquiéter il est vrai. Ils disposent d’une telle puissance financière et d’une telle expertise en matière de qualité de service client qu’ils vont sans aucun doute prendre là aussi de précieuses parts de marché. Et qu’on se rassure, ils sauront également adapter service et logistique aux nouvelles exigences de ce secteur très particulier qu’est l’alimentaire. En revanche c’est lorsque l’on s’intéresse au modèle « phygital » que le retard peut changer de camp. Les pures players ne sont encore majoritairement « que » des VADistes. Amazon et Alibaba ont débuté toutefois l’expérimentation de modèles « Click & Mortar » au travers des premières implantations physiques. Et là encore ce sont eux qui innovent ! L’ouverture du magasin sans caisse par Amazon a surpris plus d’un distributeur traditionnel. Mais il lui faudra déployer un réseau physique une fois arrêtés les modèles de magasins pertinents. Cela devrait être coûteux en termes financiers mais aussi complexe sur le plan culturel tant il s’agit d’un nouveau métier. Sans compter que les emplacements pertinents peuvent être rares dans des régions où la densité d’enseignes est déjà très forte. À moins qu’ils ne rachètent un réseau déjà constitué… Suivez mon regard…

Une absence de vision ?

Il semble utile de rappeler ici le poids actuel de l’e-commerce sur la distribution de produits physiques. Il avoisine, en moyenne, les 10 %, avec un écart type important si l’on s’intéresse aux différents univers produits. De 5 % pour l’alimentaire à 43 % pour les produits culturels si l’on en croit les dernières estimations publiées par la FEVAD. Certains analystes prédisent qu’il ne devrait pas dépasser les 20 % à long terme. Autrement dit, la vente de produits physiques en magasin représenterait encore 90 à 80 % du chiffre d’affaires du Retail dans les prochaines années. De quoi rassurer les enseignes traditionnelles et les orienter nécessairement vers la mise en œuvre d’un modèle phygital qui réponde aux usages de consommation maintenant ancrés dans le quotidien de la grande majorité des acheteurs.

Oui, il est essentiel de faire évoluer marketing, modèle d’achat, logistique, système d’information et organisation pour faire face à la révolution qui continue de s’opérer dans la Distribution. Mais il est urgent et vital de repenser le rôle du réseau physique dans un contexte définitivement multicanal et multi-supports. Et ne pensez pas qu’il s’agisse d’une banalité que de l’affirmer. Quelle enseigne peut aujourd’hui revendiquer la mise en œuvre d’un modèle phygital novateur et réellement efficient ? Le Drive ? Il éloigne au contraire les consommateurs des rayons physiques et leurs achats d’impulsion associés. La place de marché associée au réseau physique ? Elle ne fait que renforcer le sentiment d’inutilité des magasins...

Le mal de la Distribution, et de la Grande en particulier, est un manque de vision et une incapacité à se remettre en cause. Il faut continuer à « driver » du trafic vers des magasins à la fois showrooms, points de collecte des achats et lieux de divertissement, qui soient partie intégrante d’une réelle « chaîne de valeur phygitale » qui place la fluidité de l’expérience client multicanal et multi supports au centre de ses objectifs. Certains rayons basculeront irrémédiablement sur Internet. D’autres tireront parti de la perméabilité entre digital et magasins quand on privilégiera au contraire la distribution physique pour les derniers. La création du modèle cible passe avant tout par une nouvelle stratégie d’offre.

La route est encore longue pour y parvenir et le temps sera le 1er ennemi à combattre. Car il va falloir aller vite. Les acteurs nés du digital ont une agilité sans commune mesure supérieure à celle des acteurs traditionnels. Elle va être renforcée par le fait que le cœur de leur métier repose désormais sur l’informatique et ses 2 nouvelles dimensions diaboliques : intelligence artificielle et robotique. Car souvenons-nous que les projets avancent à la vitesse des hommes, pas l’inverse ! Programmes et robots, eux, ne font preuve d’aucune résistance au changement, bugs mis à part…

On sent donc bien que le plan de transformation annoncé théâtralement par Alexandre BOMPART, bien loin de cette vision affirmée, est de nature à uniquement rassurer (temporairement ?) les actionnaires. Alors la seule chose qu’il reste à espérer pour l’avenir de Carrefour est que, paraphrasant une célèbre humoriste, « on ne nous di[se] pas tout ! »…

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